петак, 29. мај 2015.

Comment on a lancé "Madame Bovary"

Par Gilles Anquetil
Publié le 08-05-2015

Tout a commencé par un fiasco. Un désastre littéraire. Le 12 septembre 1849, à 15h20, Flaubert achevait sa première «Tentation de saint Antoine». Il en était fort fier. Aussitôt il convoque par lettres comminatoires ses deux amis les plus proches, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet. Il veut leur soumettre sans attendre son oeuvre.



L'examen de passage a lieu le lendemain à Croisset. Avant d'entreprendre la lecture à haute voix du manuscrit, Flaubert lance aux juges qu'il s'était choisis:

"Si vous ne poussez pas des hurlements d'enthousiasme, c'est que rien n'est capable de vous émouvoir."

Quatre jours durant, pendant trente-six heures, Flaubert lut avec fougue le texte qu'il avait mis trois ans à écrire. Interdiction avait été faite aux deux auditeurs d'émettre le moindre avis avant la fin complète de la cérémonie. La lecture achevée, l'écrivain enfin les interroge: «Maintenant, dites franchement ce que vous pensez.» Bouilhet se dévoue. Son verdict est impitoyable:

"Nous pensons qu'il faut jeter cela au feu et ne jamais en reparler."

Il ajoute qu'il importait qu'«il mît sa muse au pain sec pour la guérir de son lyrisme». Assommé, Flaubert pousse un cri énorme. Toute la nuit il tentera sans succès de défendre sa cause. Peine perdue. L'échec pour ses amis est patent.

Au petit matin, Bouilhet lui offre en ami secourable une porte de sortie.

"Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel."

Et lui suggère de s'emparer de l'affaire Delamare, un récent fait divers normand. La seconde femme d'un officier de santé s'était empoisonnée après avoir accumulé les dettes et les infidélités conjugales. «Quelle bonne idée!», s'écria Flaubert. Ce fut la première étincelle de «Madame Bovary».

Un mois plus tard, Flaubert et Maxime Du Camp s'embarquent pour l'Orient. Quelques semaines après, ils descendent au Caire dans un hôtel tenu par un certain M. Bouvaret. Parvenu devant la deuxième cataracte du Nil, Flaubert, selon le témoignage de Du Camp, se serait écrié:

"J'ai trouvé ! Eurêka! Eurêka ! Je l'appellerai "Madame Bovary"."

Le 19 septembre 1851, revenu dans sa maison de Croisset, près de Rouen, il attaque enfin «Madame Bovary», qu'il ne finira que le 30 avril 1856. Cinq ans de bagne volontaire, de torture littéraire et de possession stylistique. Libéré de toute contingence financière en raison de sa fortune personnelle, l'ermite de Croisset organise son auto-séquestration et devient son propre otage.

Dans le silence nocturne de son cabinet de travail dont les fenêtres donnent sur la Seine, il fera, cinquante-six mois durant, crisser sur le papier ses plumes d'oie qu'il trempe dans un encrier crapeau, accumulant dans la douleur ratures sur ratures.

"Je me fous un mal de chien"

« Madame Bovary », c'est d'abord l'histoire d'un accouchement terriblement douloureux. Scénarios, brouillons, repentirs, corrections s'accumulent pour aboutir au premier jet de 1800 feuillets recto verso qui passeront un à un l'épreuve du «gueuloir». Certaines scènes furent inlassablement récrites, parfois jusqu'à dix fois.

La correspondance de Flaubert durant ces années de labeur obsessionnel est indispensable pour suivre jour après jour ce chemin de croix romanesque. Son exigence littéraire était folle, démesurée:

"Il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables#
(à Louise Colet, le 7 avril 1854)

"Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers "inchangeable", aussi rythmée, aussi sonore "
(à Louise Colet, le 22 juillet 1852)

"Tout ce qu'on invente est vrai, sois-en sûre? Ma pauvre "Bovary", sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même"
(à Louise Colet, le 14 août 1853)

"Quelle sacrée maudite idée j'ai eue de prendre un sujet pareil! Ah! je les aurai connues, les affres de l'Art "
(à Louise Colet, le 17 octobre 1853)

"Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange"
(à Louise Colet, le 26 juillet 1852)

Héroïque Louise Colet, qui fut avec dignité l'infatigable confidente des souffrances créatrices de son amant !

"Ce livre me tue. Ma torture à écrire certaines parties vient du fond (comme toujours). C'est atroce"
(27 mars 1853)

"J'ai la gorge éraillée d'avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée"
(26 avril 1853)

"Je vais bien lentement. Je me fous un mal de chien. Il m'arrive de supprimer, au bout de cinq ou six pages, des phrases qui m'ont demandé des journées entières"
(à Louis Bouilhet, le 6 juin 1855)

Auteur : "Gustave Faubert" (sic)

Maxime Du Camp, qui est lui aussi le témoin épistolaire du travail de forçat de son ami, de ses doutes, dégoûts et découragements, lui propose en 1856 de publier en feuilleton sa «Madame Bovary» dans «la Revue de Paris», qu'il dirige. Il offre 2000 francs. Jusqu'à la fin avril, Flaubert peaufine inlassablement son texte. Le 1er juin, il annonce à Louis Bouilhet:

"J'ai enfin expédié hier à Du Camp le manuscrit allégé de trente pages environ. J'ai supprimé trois grandes tartines d'Homais. Tu vois, vieux, si j'ai été héroïque. Le livre y a-t-il gagné? Ce qui est sûr, c'est que l'ensemble a maintenant plus de mouvement."

Le 14 juillet, Flaubert reçoit une lettre de DuCamp qui le met en fureur. Les éditeurs exigent des coupures dans ce manuscrit jugé trop touffu. Du Camp ajoute un mot, dont il se repentira plus tard, quand Maupassant pour venger son héros-mentor publiera en 1884 cette lettre assassine:

"Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une oeuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l'intérêt."

Flaubert prit le premier train pour Paris. Il y obtint, après quelques concessions de détail, qu'on ne ferait aucune coupure.

Le numéro du 1er août 1856 de «la Revue de Paris» annonce la publication prochaine de «Madame Bovary» de «Gustave Faubert» (sic). En constatant cette coquille qui dénature son nom, l'écrivain note:

"Ce début ne me paraît pas heureux. Je ne suis pas encore paru que l'on m'écorche."

Il ne croyait pas si bien dire... Enfin, le 1er octobre paraissent les premiers chapitres de «Bovary». Flaubert n'exulte pas. En les lisant enfin imprimés, il ne remarque que les erreurs typographiques et les fautes d'impression. Mais on n'a rien changé à son texte.

"L'élément brutal est au fond"

Dès la parution, de nombreux abonnés de «la Revue de Paris» s'insurgent contre l'immoralité de l'oeuvre. Maxime Du Camp apprend que sa revue, déjà mal vue par les censeurs de Napoléon III, risque des poursuites judiciaires si elle s'obstine à publier le roman. Déjà sous le coup de deux avertissements, la revue est menacée d'interdiction pour «outrage à la morale publique». Du Camp tente d'obtenir de Flaubert la suppression des passages dangereux:

"Ta scène du fiacre est impossible. Il ne s'agit pas de plaisanter..."

Flaubert est inflexible :

"Je m'en moque si mon roman exaspère le bourgeois, je m'en moque si l'on nous envoie en police correctionnelle."

En découvrant le numéro du 1er décembre, Flaubert constate qu'on a mutilé son texte sans son accord. Il explose et adresse une lettre incendiaire à la revue.

"Vous vous attaquez à des détails, c'est à l'ensemble qu'il faut s'en prendre. L'élément brutal est au fond et non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on ne change pas le "sang" d'un livre. On peut l'appauvrir, voilà tout."

Flaubert exige que dans le numéro du 15 décembre figure cette protestation solennelle:

"Des considérations que je n'ai pas à apprécier ont contraint "la Revue de Paris" à faire des suppressions dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s'étant renouvelés à l'occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d'enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent. Le lecteur est donc prié de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble."

Simultanément, «le Nouvelliste», un quotidien rouennais, qui publiait «Madame Bovary» en feuilleton, suspend la parution, par crainte de poursuites.

"Sur le banc des filous et des pédérastes"

La prudence frileuse de Du Camp et de ses associés ne fut guère payante. A la fin de décembre 1856, ils furent avec Flaubert convoqués devant un juge d'instruction et informés qu'ils étaient inculpés pour «avoir attenté aux bonnes moeurs et à la religion».

Pendant ce temps-là, les exemplaires de «la Revue de Paris» se vendent comme des petits pains. Le 24 décembre, Flaubert signe avec l'éditeur Michel Lévy un contrat pour la publication en livre pour une période de cinq ans de «Madame Bovary» dans sa version intégrale. A la signature, il reçoit la somme de 800 francs, payés comptant. Exalté par la perspective d'un procès imminent, Flaubert s'agite, intervient au plus haut niveau, persuadé même d'avoir le soutien de l'impératrice.

"Mon affaire est une affaire politique, écrira-t-il à son frère Achille, parce qu'on veut, à toute force, exterminer "la Revue de Paris" qui agace le pouvoir [?]. J'attends de minute en minute le papier timbré qui m'indiquera le jour où je dois aller m'asseoir (pour crime d'avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes."

Lamartine le reçoit et l'assure de son appui: «Cela me surprend beaucoup, je n'aurais jamais cru que le chantre d'Elvire se passionnât pour Homais.» A Edma Roger des Genettes, il écrira, le 20 janvier 1847:

"Je crois avoir, par mon roman, irrité beaucoup de gens. La franchise déplaît. Il y a de l'immoralité à bien écrire."

Le 29 janvier, Flaubert ainsi que les gérant et imprimeur de «la Revue de Paris» comparaissent devant la 6e chambre correctionnelle. Avisé, Flaubert avait convoqué son propre sténographe au prix de 60 francs l'heure, ce qui permet d'immortaliser le réquisitoire de M. l'avocat impérial Pinard - le même qui fit condamner quelques mois plus tard Baudelaire et ses «Fleurs du mal» - et la plaidoirie de Me Sénard, ancien président de l'Assemblée nationale et ministre de l'Intérieur.

"Poésie de l'adultère !"

Ernest Pinard, substitut du procureur impérial, fut éblouissant de mauvaise foi, d'agressivité et d'emphase. «La couleur générale de l'auteur, c'est la couleur lascive», s'indigna-t-il. Il fustigea avec des trémolos dans la voix ses «images voluptueuses mêlées aux choses sacrées».

"Platitudes du mariage, poésie de l'adultère! Tantôt c'est la souillure du mariage, tantôt ce sont ses platitudes, c'est toujours la poésie de l'adultère."

Pinard n'est pas au fond un si mauvais lecteur. Flaubert a dans son manuscrit utilisé la même expression, qu'il biffa ensuite:

"Dans la poésie de l'adultère et dans l'ineffable séduction de la vertu qui succombe."

Ces mots qu'il ne pouvait pas connaître, Pinard a eu l'intuition de les deviner. Puis vint le grand moment de la plaidoirie de Me Sénard, dont la voix et l'éloquence furent superbes d'assurance. Ecoutons Flaubert qui le lendemain raconta tout à son frère Achille:

"La plaidoirie de Me Sénard a été splendide. Il a écrasé le Ministère public qui se tordait sur son siège. Nous l'avons accablé sous des citations de Bossuet, de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu. La salle était comble. Le père Sénard a parlé pendant quatre heures de suite. Ç'a été un triomphe pour lui et pour moi.

Tout le temps, il m'a posé comme un grand homme et a traité mon livre de chef-d'oeuvre. On en a lu le tiers à peu près. Il a joliment fait valoir l'approbation de Lamartine! Voici une de ses phrases: Vous lui devez non seulement un acquittement mais des excuses!

Une semaine plus tard, le 7 février, le tribunal prononça l'acquittement mais assortit son verdict d'un blâme moral sévère. Le ministère public s'abstint de faire appel. Soulagé par le verdict mais blessé par la «médiocre gloire» provoquée par le scandale du procès, Flaubert sortit meurtri de cette épreuve.

"Ce tapage fait autour de mon premier livre me semble tellement étranger à l'art qu'il me dégoûte et m'étourdit, écrit-il à Louise Pradier. Combien je regrette le mutisme de poisson où je m'étais tenu jusqu'alors."

A Maurice Schlesinger il confiera : «On ne veut plus de portraits! Le daguerréotype est une insulte! Et l'histoire une satire! Voilà où j'en suis!»

"Un gros tas de fumier"

Enfin une bonne nouvelle pour Flaubert. Le 15 avril 1857, «Madame Bovary» est publié en deux volumes avec un premier tirage de 6750 exemplaires, qui fut épuisé en deux mois. Près de 30.000 exemplaires seront vendus en cinq ans. Un vrai succès. A 36 ans Flaubert est célèbre.

Dès le 4 mai dans «le Moniteur universel», le très redouté Sainte-Beuve salue l'oeuvre. Tout en émettant quelques réserves:

"Fils et frère de médecins distingués, Mr. Gustave Flaubert tient la plume comme d'autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout."

La presse officielle et catholique bien sûr se déchaîne, ce qui ne trouble pas Flaubert outre mesure: «J'ai attiré la haine du Parti-Prêtre.» Garnier de Cassagnac compare «la Bovary» à «un gros tas de fumier». «L'Illustration» mais aussi, d'une manière nuancée, «le Constitutionnel» chantent ses louanges.

Mais, pour Flaubert, seules les lectures de ses pairs écrivains lui importent. L'article de Barbey d'Aurevilly dans «le Pays» du 6 octobre le ravit. Et plus encore celui de son «jumeau» Baudelaire - tous deux sont nés en 1821 - dans «l'Artiste» du 18 octobre. Article admirable qui comble Flaubert. Car enfin il est célébré comme artiste par un poète qu'il admire.

Jules de Goncourt rapporte dans son «Journal» ce mot de Mgr Dupanloup:

"Madame Bovary? Un chef-d'oeuvre, monsieur. Oui, un chef-d'oeuvre pour ceux qui ont confessé en province."

Le 3 octobre, Flaubert écrit à Jules Duplan une lettre pleine de verve et de bonne humeur. Il vient d'apprendre que le curé de son village normand s'en prend à lui dans ses sermons dominicaux:

"Le curé tonne contre la Bovary et défend à ses paroissiennes de me lire. Vous allez me trouver bête mais ç'a été pour moi une grand joie de vanité. Cela m'a plus flatté, comme succès, que n'importe quel éloge."

Pour notre bovaryste la messe est enfin dite.

Gilles Anquetil

Bio express

Né à Rouen le 12 décembre 1821, Gustave Flaubert est mort à Croisset le 8 mai 1880. Après Madame Bovary (1857), il a notamment publié "Salammbô" (1862) et "l'Education sentimentale" (1869).

Article issu de la série "Comment on a lancé les livres cultes", publié dans "le Nouvel Observateur" le 26 juillet 2001.

Bibliobs